Entretien de Pascal Pilate avec Nathalie Jaudel – mars 2017

Pascal Pilate : Je défends l’idée d’une peinture qui soigne. Que pouvez-vous dire là-dessus ? Votre position en tant que psychanalyste, artiste ?

Nathalie Jaudel : Lorsque j’ai commencé à venir vous voir pour des consultations d’ostéopathie, il y avait des toiles dans votre cabinet et je ne savais que c’était les vôtres. Il m’est tout de suite apparu que c’était des toiles d’un même peintre et que quelque part, elles vous ressemblaient. Il y avait dans ces tableaux un mélange de force et d’apaisement, énergie organique et une énergie qui pacifie. Pour moi, c’est en lien avec votre travail sur le corps où je retrouve cette ambivalence entre la force du corporel et l’apaisement du soin.

PP : Ma démarche dans l’ostéopathie que ce soit à travers mes livres ou les parades Pilate, a toujours été de dire aux gens qu’ils sont riches d’une connaissance qu’ils peuvent découvrir et apprendre à maîtriser et à gérer. Je souhaite dire aux gens qu’ils peuvent – en partie au moins – devenir autonomes. À travers ma peinture, je suis au fond la même démarche. C’est pour cela que je demande aux gens de se mettre devant la toile et de respirer, de trouver en eux-mêmes un cheminement avec la peinture et ce qu’elle peut leur apporter.

NJ : Lacan dit que l’on n’est pas un corps mais que l’on a un corps. Il y a entre le sujet et son corps une faille irrémédiable. Le corps, nous ne le maîtrisons pas, nous en avons un contrôle limité. Les psychanalystes travaillent sur le corps en tant qu’il est impacté par le langage. Vous, en tant qu’ostéopathe, vous travaillez sur un corps qui est antérieur à ce langage. Un corps presque archaïque. Au fond, l’impression que l’on a après une séance d’ostéopathie c’est que la faille entre le sujet et le corps s’est réduite. Nous ne sommes pas loin d’une certaine unité après une séance. Nous venons vous voir parce que notre corps nous fait souffrir et nous ressortons apaisés. Dans votre peinture, nous retrouvons quelque chose de semblable et qui est de l’ordre de la réconciliation.

« Ce que cache mon langage, mon corps le dit. Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé…  »
Roland Barthes

PP : J’aime l’idée de la réconciliation. Si l’art pouvait amener une réconciliation, ce serait extraordinaire. Je pense aux bébés, qui eux aussi avant le langage, sont dans une espèce de sérénité. Au fur et mesure qu’ils intègrent le langage et les codes sociaux, ils se tendent. Intuitivement, je sens cet équilibre intime possible pour chacun de nous, c’est notre état initial et profond. Durant un soin ou en regardant une toile, le temps ne s’arrête pas, mais il y a une harmonie et un relâchement qui permettent d’être simplement bien. Nous sommes dans le moment présent, en harmonie avec ce que l’on est, et tout l’univers qui nous entoure. Pour moi, c’est en soi que l’on retrouve cet espace qui nous habite, mais que nous oublions.

NJ : Je vous avais demandé une fois si les corps vous parlaient. En posant à peine vos mains sur un dos, vous pointez les endroits qui peuvent être douloureux, même là où nous ne le savions pas forcément. Vous révélez parfois une douleur qui était masquée. Il y a quelque chose dans les matériaux avec lesquels vous travaillez qui est du même ordre. Je suis quelqu’un de rationaliste, mais il y a comme une sorte de magnétisme, même si ce mot ne me convient pas tout à fait.

« Seuls les tissus savent.  »
Rollin Becker

PP : De mon point de vue c’est l’idée d’une mémoire ou d’un savoir oublié mais qui ne s’efface pas complètement, et qui transparaît, sans forcément être formulée concrètement. Pour moi, cette mémoire dégage une force. C’est mon fil conducteur, même si pour certains cela peut paraître abstrait ou irréaliste.

« Le corps malade est traité par la médecine. Le corps du bien-être, par la panoplie que l’on nous propose pour l’assoupir. L’analyste, lui, entend l’autre voix du corps. La voix de l’enfance, la trace du trauma, la voix du symptôme. Et de fait, l’analyse est une expérience qui permet au « parlêtre » de se retrouver dans son corps, lorsqu’il a perdu son attache ou son mode d’emploi.  »
Hélène Bonnaud

NJ : Cette mémoire oubliée, c’est la matière première de la psychanalyse. Il peut y avoir des blocages dans le corps des gens à cause du langage, parce que des mots ont causé un impact. Nous ne touchons pas nos patients, nous ne travaillons pas sur la chair, mais elle n’est pas absente. Il y a des moments dans une analyse où de façon très fugace nous touchons les gens. Cela peut arriver dans des moments de grande angoisse, de souffrance. Un simple geste, une main sur l’épaule peut aider. La psychanalyse met en jeu davantage le corps de l’analyste que le corps de l’analysant.
Dans votre travail vous travaillez beaucoup avec des matières brutes, des pigments non transformés, des métaux. C’est ce côté organique que j’évoquais.

PP : J’utilise des pigments naturels. J’essaie d’avoir des éléments non transformés, de la matière brute. Mon intention et ma démarche artistique ensuite, c’est de les charger de bienveillance. Je travaille la toile au sol, et je la travaille comme un corps, je la mobilise, je la bouge. Ce n’est pas moi qui crée une trace, c’est une forme qui se créé elle-même. Je suis juste un vecteur, un révélateur, plutôt qu’un créateur. C’est pour cela que j’aime l’idée de l’apaisement, du soulagement, parce que c’est quelque chose qui naît tout seul, qui est sous-jacent.

« La joie est en tout : il suffit de savoir l’extraire.  »
Confucius

NJ : Dans l’ostéopathie comme dans la peinture, vous transmettez quelque chose ?

PP : Il y a longtemps, quand j’étais étudiant, j’apprenais des techniques, mais ce n’est pas vraiment cela que l’on transmet. Plus on avance, plus on est à l’aise avec la technique et plus elle s’efface au profit de notre interprétation et de nos dispositions personnelles. Lorsqu’on fait des techniques crâniennes, selon l’intention que l’on y met, le résultat sera différent. Il s’agit pourtant de la même technique. C’est très intéressant, même si bien sûr il ne faut pas minimiser l’importance initiale de la technique. Il n’empêche que l’intention de soigner est primordiale. C’est déjà le début du soin. Ce sont d’ailleurs des choses qui ont été validées scientifiquement notamment avec les travaux sur l’effet placebo.

NJ : Je raccroche cela au langage. Il y a quelque chose dans la parole du thérapeute qui peut opérer ou non.

PP : Lorsqu’on fait des techniques crâniennes, l’attitude est primordiale. Plus on est humble, devant son patient et ses propres capacités, plus cela fonctionne. Nous transmettons quelque chose, qui œuvre à l’harmonisation du corps du patient. J’aime l’idée que l’on trouve l’harmonie, la guérison, dans une liberté mutuelle, partagée, et non dans un rapport d’autorité et de pouvoir. C’est peut-être lié à ma propre histoire. Je n’ai jamais aimé l’autorité, et je cherche donc à la détourner, et à trouver les espaces de liberté.

NJ : Le verbe, ce n’est pas uniquement la parole dite, ce sont aussi les symboles, l’apparence, comme la blouse blanche. Au fond, venir chez vous c’est repasser du corps à l’organisme. C’est le langage qui nous donne un corps, parce qu’on le nomme, qu’on distingue ses composantes. Chez vous, en tant qu’ostéopathe, nous revenons en deçà du corps. C’est le côté brut de l’organisme lui-même.

PP : Que pensez-vous de l’idée de sculpture biomécanique ?

NJ : Cette idée de sculpture biomécanique est très jolie. Il y a à l’évidence quelque chose de cet ordre-là, et c’est justement cela que je parle d’un passage du corps à l’organisme. C’est relativement rare de s’abandonner comme le demande l’ostéopathie, de lâcher prise. J’imagine qu’il y a des gens qui résistent ?

PP : Il faut accepter et accueillir cette résistance pour laisser la personne prendre confiance et se détendre. Il faut être très souple dans ces cas-là et toujours se positionner au service de l’autre. C’est la notion d’échange, de corrélation que j’aime. Comme je l’ai dit, nous sommes tous riches d’une connaissance que l’on ignore. Beaucoup de choses nous animent, et si nous lâchons prise, elles se révèlent, et un équilibre, une harmonie, se mettent en place.

« Le bonheur ne se trouve ni dans l’effort ni dans la lutte acharnée ;
mais réside là, tout proche : dans la détente, l’abandon, dans la sérénité
et dans la plénitude physique et morale. 
»
Tahar Ben Jelloun

NJ : Je n’irai pas aussi loin que vous, mais effectivement nous venons à cause d’une dysharmonie que nous souhaitons pacifier, dénouer. Notre corps nous joue des tours.

PP : Oui mais par là le corps offre une information.

NJ : Je pense que nous sommes d’une manière générale dans un rapport très dysharmonique à notre corps.

PP : Oui, comme nous l’avons dit, il y a un gap entre le corps et le langage, c’est évident. J’ai envie de croire, dans une vision plus holistique, que tous les facteurs qui nous font, globalement, sont relatifs et doivent justement tous s’équilibrer entre eux. Il faut accepter cette pluralité qui nous fonde. Bien sûr, ce n’est pas une vision théorique mais plutôt sensible, forgée par l’expérience. Quand je soigne, ce n’est pas moi, mon ego, mais tout ce que j’ai appris qui est mobilisé.

NJ : Ce point de vue là est intéressant, nous nous rapprochons de la technique analytique. Au fond, nous essayons toujours d’accueillir les gens comme s’ils étaient chacun notre premier patient, comme si nous ne savions rien. Sinon, nous allons leur appliquer des schémas, des habitudes, des cas précédents. J’aime l’idée de tout oublier pour écouter quelque chose et l’entendre vraiment.